174ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage à La Réunion Allocution de M. Jérôme FILIPPINI, préfet de La Réunion

Mis à jour le 21/12/2022

Villèle, le 19 décembre 2022

Seul le prononcé fait foi

Aujourd’hui, nous célébrons les 174 ans qui nous séparent de l’abolition définitive de l’esclavage en France. L’ignoble traite négrière avait été abolie une première fois en 1794 sous la Révolution, mais elle fut rétablie quelques années plus tard et il a fallu attendre la IIe République pour que l’abolition soit définitivement adoptée par deux décrets d’avril 1848 qui proclament : « Nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves. »

Un groupe de jeunes créoles de La Réunion, parmi lesquels le poète LECONTE DE LISLE, écrit à cette époque au gouvernement provisoire : « L’abolition de l’esclavage est décrétée, et nul Français n’applaudit plus énergiquement que nous, jeunes créoles de l’Île de La Réunion, ce grand acte de justice et de fraternité, que nous avons toujours devancé de nos vœux ».

Cette révolution qui place la France au premier rang des pays à abolir l’esclavage, nous la devons notamment à un grand nom, celui de Victor SCHOELCHER, membre du Gouvernement d’alors et aujourd’hui inhumé au Panthéon parmi les grands hommes à qui la patrie est et demeurera reconnaissante. Nous la devons aussi à un personnage moins connu, Jacques DUPONT DE L’EURE, président du Gouvernement provisoire, qui signa les décrets d’abolition. Républicain modéré pendant la Grande Révolution française, défenseur des libertés, de toutes les libertés, il est un de ceux à qui nous devons la République, lentement accouchée de notre histoire.

Quelques mois plus tard, le 20 décembre 1848, le commissaire de la République Joseph SARDA GARRIGA proclame l’abolition de l’esclavage à La Réunion. Il s’adresse aux Réunionnais en ces termes : « Les décrets de la République française sont exécutés : vous êtes libres. »

Le 20 décembre est la date emblématique pour les Réunionnais : elle est l’occasion de nous souvenir, de faire mémoire, de former à cet instant un seul corps et une seule Nation, celle que la République lentement accouchée de notre histoire a rendue possible, une Nation de femmes et d’hommes libres et égaux, sur tous les territoires de la République.

Aujourd’hui, nous célébrons le combat porté par ces femmes et ces hommes, depuis le premier esclave arraché à ses terres par la violence et révolté contre cette violence, jusqu’à Victor SCHOELCHER, à Sarda GARRIGA, aux Jeunes créoles de La Réunion et à tous les combattants de la liberté. Par leurs luttes, par leur révolte, par leurs actes politiques, ils ont transformé les principes théoriques des Lumières en des valeurs vivantes qui sont une source inépuisable de conquête républicaine : la liberté, l’égalité, la fraternité. Nous célébrons ces valeurs, que nous sommes chacun, ensemble, responsables de faire vivre et protéger, encore aujourd’hui.

Car ces valeurs, conquises de haute lutte, ne sont pas acquises pour l’éternité : elles doivent se défendre, chaque jour.

Aujourd’hui, nous faisons mémoire de notre passé, mais nous ne ferions pas notre devoir si nous nous contentions de le juger. Comme il serait facile de condamner simplement nos aînés et de nous exonérer de nos propres charges. La mémoire n’a de sens que si elle éclaire le présent et l’avenir.

Bien sûr, en regardant le passé, nous sommes saisis au souvenir infâme de ces dizaines de millions de personnes, arrachées à leur terre natale pour être asservies au profit du commerce, de la richesse de quelques-uns.

Bien sûr, l’effroi nous saisit aussi au souvenir de la complicité haïssable des institutions, qui ont mis en place les conditions permettant ce commerce.

Aujourd’hui, nous honorons ces personnes, les ancêtres de beaucoup d’entre nous ici assemblés, qui ont construit la Réunion par leur vie, et qui sont l’histoire de notre pays, la France.

Nous nous recueillons, et nous puisons dans ce recueillement la valeur vraie de la liberté, de l’égalité et de la liberté.

Nous célébrons les Marrons qui ont brisé leur chaîne et affronté l’inconnu, la peur, les châtiments, pour gagner leur liberté. En honorant la mémoire de ces esclaves, en citant les noms de quelques-uns faute de pouvoir les nommer tous, nous disons la valeur inestimable que nous accordons à la liberté, matrice de notre République, source féconde d’émancipations individuelles. Les esclaves marron, par leur courage, montrent la voie à tous les enfants qui surmontent la détermination de leur origine ou de leur classe, à toutes les femmes qui s’émancipent de la violence, à tous les combattants de la liberté en France et de part le monde.

Et nous célébrons aussi les Républicains qui, reprenant le flambeau de 1794, ont rallumé en 1848 la flamme de l’égalité dont la lumière vacillait alors si faiblement, et qu’ont nourrie des décennies de luttes politiques et sociales, encore jusqu’à nos jours, pour lui donner toute sa portée. En honorant ces Républicains, nous disons la valeur inestimable que nous accordons à cette égalité, de droit et de fait, entre les femmes et les hommes, entre tous les citoyens quelles que soient leurs origines sociales ou géographiques, leurs convictions religieuses ou philosophiques.

Et nous célébrons encore les Réunionnais, qui ont donné à la France l’exemple le plus haut de la fraternité. En les honorant, nous disons la valeur inestimable que nous accordons à cette fraternité. À La Réunion, se mêlent et se côtoient des Français d’origines diverses, dont les ancêtres sont venus du vaste monde, d’abord de force, puis de plus en plus souvent par choix. Tous sont frères, d’une vraie fraternité non pas celle du sang, de l’ethnie, mais celle qui rassemble par les valeurs partagées. Ce trésor réunionnais est d’ailleurs fragile : chacune et chacun de nous doit veiller à le préserver.

Oui, c’est vrai, nous sommes les héritiers de l’histoire infâme de l’esclavage et de l’engagisme. Et oui, ce n’est pas moins vrai, nous sommes aussi les héritiers, les garants, les dépositaires, de cet esprit de liberté, d’égalité, de fraternité, qui fait de la France un exemple pour le monde, et de La Réunion un exemple pour le peuple français et pour la République. Notre héritage, c’est tout cela, et comme l’a écrit René Char, « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». C’est à nous d’écrire l’histoire après l’histoire.

C’est une haute exigence de responsabilité qu’impose cet héritage. Ces valeurs républicaines qui nous réunissent aujourd’hui sur le site pour cette commémoration, c’est à nous désormais de les porter haut et loin.

Car ce combat est hélas encore d’actualité dans de nombreux pays à travers le monde.

Aujourd’hui, si nous voulons être fidèles à la mémoire de ces esclaves et de ces combattants de la liberté, il nous faut nous souvenir, toujours, et ne jamais oublier. Mais il nous faut aussi et surtout porter le combat, leur combat, celui qu’ils conduiraient à notre place aujourd’hui, contre les esclavages et les violences des temps modernes.

Aujourd’hui dans le monde, près de nous, des femmes, des hommes, des enfants, sont encore considérés comme des biens meubles, capturés, déportés, exploités, violés, vendus.

Aujourd’hui dans le monde, les trafiquants de drogues, y compris ceux qu’alimentent les producteurs et les consommateurs de notre zamal, s’enrichissent en réduisant en esclavage des êtres humains réduits à la prostitution.

Aujourd’hui dans le monde, au cœur de l’Europe, un dictateur assoiffé de haine pratique la déportation, la torture, le viol massif, la terreur comme une arme de guerre, afin de réduire un peuple en esclavage.

Commémorer l’abolition de l’esclavage à La Réunion, c’est se souvenir des violences passées, c’est demander pardon, et tout faire pour que la France n’abdique jamais les valeurs d’égalité, de fraternité et de liberté que notre République, lentement accouchée de l’histoire, a couvées comme un trésor.

Mais commémorer l’abolition de l’esclavage à La Réunion, c’est aussi et surtout s’insurger contre les esclavagistes d’aujourd’hui.

Si nous voulons être fidèles à la mémoire de Toinette, Cimendef, Dimitille, Mafate, alors répétons comme ces jeunes créoles de 1848 : « Nous sommes les enfants du présent. Nous nous présentons devant vous dans l’espoir que vous nous permettrez de nous associer au grand mouvement que la France vient d’imprimer au monde entier ».

Bonne Fèt Kaf zot tout !

Vive La Réunion, vive la République, vive la France !